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ROME, NAPLES ET FLORENCE

de jeter un sort. Le grand poëte, M. le duc de Bisagno, passe dans la rue ; un paysan qui portait sur sa tête un grand panier de fraises le laisse tomber, elles courent sur le pavé ; le duc court au paysan : « Mon cher ami, lui dit-il, je puis t’assurer que je ne t’ai pas regardé. »

Je me moquais ce soir de la jetalura avec un homme du premier mérite : « Vous n’avez pas lu le livre sur la jetatura, par Nicolas Volitta, me dit-il. César, Cicéron, Virgile y croyaient ; ces hommes-là nous valaient bien… » Enfin, à mon inexprimable étonnement, je vois que mon ami croit à la jetatura. Il me donne une petite corne de corail que je porte à ma montre. Quand je craindrai un mauvais regard, je l’agiterai, en ayant soin de tourner la pointe contre le méchant.

Un négociant fort maigre, et qui a de beaux yeux un peu juifs, arrive à Naples ; le prince de *** l’invite à dîner. Un de ses fils place à côté du négociant un certain marquis, et, au sortir de table, lui dit : « Eh bien, que dites-vous de votre voisin ? — Moi ? Rien, dit le marquis étonné. — C’est qu’on le dit un peu jetatore. — Ah ! quelle mauvaise plaisanterie, dit le marquis pâlissant. Mais il fallait au moins m’avertir un moment plus tôt : je lui aurais jeté ma tasse de café à la figure. »