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RACINE ET SHAKSPEARE

qu’elles viennent se placer au milieu de scènes passionnées. Shakspeare a admis en de justes proportions la description des beautés de la nature : Antoine, dans son discours au peuple romain, sur le corps de César, et Banco dans sa réflexion sur la situation du château de Macbeth, et les hirondelles qui aiment à y faire leurs nids.

Comme, du temps de Molière, l’on n’avait pas encore découvert les beautés de la nature, leur sentiment manque dans ses ouvrages. Cela leur donne un effet sec ; c’est comme dans les tableaux de la première manière de Raphaël, avant que Fra-Bartholomeo lui eût enseigné le clair-obscur. Molière était plus fait qu’un autre pour peindre les délicatesses du cœur. Éperdument amoureux et jaloux, il disait de celle qu’il aimait : « Je ne puis la blâmer si elle sent à être coquette le penchant irrésistible que je sens a l’aimer. »

C’est un beau spectacle, bien consolant pour nous, que de voir l’extrême philosophie vaincue par l’amour. Mais l’art n’osait pas encore peindre cette nature-là. Racine l’eût peinte ; mais gêné par le vers alexandrin, comme un ancien paladin par son armure de fer, il n’a pas pu rendre avec netteté les nuances du cœur qu’il sentait mieux qu’un autre. L’amour, cette passion si visionnaire, exige dans son langage une exactitude mathématique ; elle ne peut s’accommoder d’un langage qui dit toujours trop ou trop peu (et qui sans cesse recule devant le mot propre).