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tout le monde. Elle était profondément étonnée.

Aurais-je de l’amour pour Julien, se dit-elle enfin ?

Cette découverte, qui dans tout autre moment l’aurait plongée dans les remords et dans une agitation profonde, ne fut pour elle qu’un spectacle singulier, mais comme indifférent. Son âme, épuisée par tout ce qu’elle venait d’éprouver, n’avait plus de sensibilité au service des passions.

Madame de Rênal voulut travailler, et tomba dans un profond sommeil ; quand elle se réveilla, elle ne s’effraya pas autant qu’elle l’aurait dû. Elle était trop heureuse pour pouvoir prendre en mal quelque chose. Naïve et innocente, jamais cette bonne provinciale n’avait torturé son âme, pour tâcher d’en arracher un peu de sensibilité à quelque nouvelle nuance de sentiment ou de malheur. Entièrement absorbée avant l’arrivée de Julien, par cette masse de travail qui, loin de Paris, est le lot d’une bonne mère de famille, madame de Rênal pensait aux passions, comme nous pensons à la loterie : duperie certaine et bonheur cherché par des fous.

La cloche du dîner sonna ; madame de Rênal rougit beaucoup quand elle entendit la voix de Julien, qui amenait les