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PREMIÈRE PARTIE.

pète sans cesse ; mais combien vos succès ne vous font-ils pas d’ennemis ! Vous êtes jeune, vous aurez sans doute le désir de vous remarier ; pensez-vous qu’un homme sage puisse être empressé de s’unir à une personne qui voit tout par ses propres lumières, soumet sa conduite à ses propres idées, et dédaigne souvent les maximes reçues ? Je sais que vous avez une simplicité tout à fait aimable dans le caractère, que vous ne cherchez point à dominer, que vous n’avez de hardiesse ni dans les manières ni dans les discours ; mais dans le fond, et vous en convenez vous-même, ce n’est point à la foi catholique, ce n’est point aux hommes respectables chargés de nous l’enseigner, que vous soumettez votre conduite, c’est à votre manière de sentir et de concevoir les idées religieuses.

Ma cousine, où en serions-nous si toutes les femmes prenaient ainsi pour guide ce qu’elles appelleraient leurs lumières ? Croyez-moi, ce n’est pas seulement par les fidèles qu’une telle indépendance est blâmée ; les hommes qui sont le plus affranchis des vérités traitées de préjugés dans la langue actuelle veulent que leurs femmes ne se dégagent d’aucun lien ; ils sont bien aises qu’elles soient dévotes, et se croient plus sûrs ainsi qu’elles respecteront et leurs devoirs et jusqu’aux moindres nuances de ces devoirs.

Je ne fais rien pour l’opinion, vous le savez ; j’ai de bonne foi les sentiments religieux que je professe : si mon caractère a quelquefois de la roideur, il a toujours de la vérité ; mais si j’étais capable de concevoir l’hypocrisie, je crois tellement essentiel pour une femme de ménager en tout point l’opinion, que je lui conseillerais de ne rien braver en aucun genre, ni superstitions (pour me conformer à votre langage), ni convenances, quelque puériles qu’elles puissent être. Combien toutefois il vaut mieux n’avoir point à penser aux suffrages du monde, et se trouver disposée par la religion même à tous les sacrifices que l’opinion peut exiger de nous !

Si vous pouviez consentir à voir l’évêque de L. qui, malgré tous les maux que nous éprouvons depuis dix mois, est resté en France, je suis sûre qu’il prendrait de l’ascendant sur vous. Mon zèle est peut-être indiscret ; la religion ne nous oblige point à nous mêler de la conduite des autres : mais la reconnaissance que je vais vous devoir m’inspire un nouveau désir de vous appeler au salut. Vous le dites vous-même, vous n’êtes pas heureuse : c’est un avertissement du ciel. Pourquoi n’êtes-vous pas heureuse ? Vous êtes jeune, riche, jolie ; vous avez un esprit dont la supériorité et le charme ne sont pas contestés ; vous êtes