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AVANT LE PARNASSE

un peu flatté. Après le succès de la seconde édition des Fleurs, vers 1860, le terrible Baudelaire serait apaisé par la joie du triomphe ; la sympathie des débutants viendrait à lui ; les jeunes trouveraient en lui « un causeur charmant, commode, suggestif…, paternel et de bon conseil[1] ». Catulle Mendès, qui le voit aux réunions de la Revue fantaisiste, est moins bénisseur ; il trouve que l’heureux auteur des Fleurs du Mal, seconde édition, n’a pas tout à fait dépouillé le vieil homme : « svelte, élégant, un peu furtif, presque effrayant à cause de son attitude vaguement effrayée, hautain d’ailleurs, mais avec grâce, ayant le charme attirant du joli dans l’épouvante, l’air d’un très délicat évêque…, qui aurait mis pour un voyage d’exquis habits de laïque : Mgr Brummel[2] ». C’est encore très loin de Mgr Myriel, mais enfin Baudelaire a au moins un acte de charité à son actif : il recommande Glatigny, qui va faire son service dans les lanciers, au capitaine Paul de Molènes[3]. Et il y a au moins l’élan d’un jeune vers lui : Villiers de l’Isle-Adam admire fort « ce tour de force de la Mort des Amants, où, lui dit-il, vous appliquez vos théories musicales[4] ». Sauf Villiers, on ne voit pas beaucoup de mains parnassiennes tendues à Baudelaire. Heredia entreprend de démontrer que l’auteur des Fleurs est un beau prosateur, mais non pas un vrai poète[5]. Les jeunes n’ont pas très grande attirance pour lui, parce qu’ils le trouvent froid, distant ; Baudelaire n’est en confiance qu’avec les gens corrects : il’a horreur de la familiarité, de la vulgarité[6]. Les bousingots parnassiens lui déplaisent. Il se sent gêné en leur compagnie : « ces jeunes gens ne manquent pas, certes, de talent, écrit-il à Troubat le 5 mars 1866 ; mais que de folie !… Pour dire la vérité, ils me font une peur de chien. Je n’aimerais rien tant que d’être seul[7] ». Ou encore, plus vivement : « excepté Flaubert, Banville, Gautier, Leconte de Lisle, toute la racaille moderne me fait horreur[8] ».

De pareils sentiments, même quand on ne les exprime pas tout haut, sont toujours soupçonnés par ceux qui en sont l’objet. Aussi,

  1. Ch. Baudelaire, sa vie et son œuvre, p. 79-80.
  2. La Légende du Parnasse, p. 93.
  3. Lettres, p. 261, 262.
  4. Crépet, Baudelaire, p. 445.
  5. Poizat, Le Symbolisme, p. 60.
  6. Loredan-Larchey, Bulletin du Bibliophile, 1901, p. 481.
  7. Lettres, p. 536.
  8. Crépet, Baudelaire, p. 181.