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AVANT LE PARNASSE

fils, Goncourt, Leconte de Lisle, ne transgressaient pas une ligne respectueuse, deux fois marquée par l’âge et le génie… Théophile Gautier, le plus simple, le plus cordial des « patrons », n’en était pas moins jaloux de son autorité d’art[1] ».

Il ne désire rien de plus. Il a renoncé aux batailles littéraires. Il est au cadre de réserve. Comme les retraités, il est devenu, avec l’âge, assez apathique. Dès 1862, Guizot, qui le voit à une soirée chez Legouvé, a cette impression : « …tête de Vitellius ; un gourmand enfoncé dans sa graisse et dans sa barbe ; figure de gros épicurien spirituel et moqueur ». Guizot lui préfère Berlioz : « celui-là est un enthousiaste sincère, point bavard, jusqu’au moment où son enthousiasme le saisit, et il devient alors fécond et éloquent. En contraste frappant avec le critique sceptique et sensuel, Th. Gautier[2] ». Visiblement, dans cette entrevue, Guizot est resté un peu engoncé dans sa cravate. Dreyfous, un an après, est plus chaleureux : muni d’une lettre de recommandation par Emmanuel des Essarts, il pénètre dans la petite maison de Neuilly, avec émoi : « le voici, avec sa tête de Jupiter antique, à la barbe fine, légère, frisante ; ses cheveux très longs, noirs, à peine marqués aux tempes de quelques fils d’argent, tombent jusqu’aux larges épaules sur lesquelles ils laissent flotter leurs boucles… Puissant cou de taureau… Sérénité et noblesse d’attitude… Il cessait d’être intimidant dès que la musique incomparable de sa voix, faite d’harmonie et de bonté, vous avait dit le banal : — Asseyez-vous[3] ». Les jeunes en prennent un peu à leur aise avec Gautier, sans lui déplaire pour cela, car il semble le désirer : « il se complaît innocemment, dit Baudelaire, dans une affectueuse et familière paternité[4] ». Certains jours le vieux lion se fâche, et montre ses crocs ; Verlaine lui reproche de maltraiter Mallarmé, de critiquer son extravagance un peu voulue : « Ainsi s’exprimait « un peu » trop indolemment un maître fatigué, qui l’eût tant défendu au temps qu’il était le lion aussi bien endenté que violemment chevelu du romantisme[5] ». Mais ces réveils sont rares ; certains en sourient : Theuriet remarque que « le bon Théo, déjà un peu alourdi, était sobre de paroles, et

  1. Souvenirs d’un enfant de Paris, I, 399.
  2. Lettres de M. Guizot à sa famille, p. 384, 385.
  3. Ce que je tiens à dire, p. 70.
  4. Art romantique, p. 160.
  5. Verlaine, Œuvres, IV, 287.