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HISTOIRE DU PARNASSE

Je suis sûr qu’Anatole France, l’érudit de la bande, a dû trouver une tare dans Fleurs du Chemin :


J’obéis aux vouloirs d’une fille aux yeux pers.
En regardant ses yeux, je pense aux mers profondes
Dont l’abîme inconnu désespère les sondes ;
Si je veux lire au fond de ses yeux, je m’y perds.

Sa mère était la fleur des belles d’Ouessant,
Où naufragea son père, un pêcheur de Guérande…


France arrête le poète : Guérande est une licence de géographie, pour la rime, car la ville de Guérande est loin de la mer : on n’y trouve pas des pêcheurs, mais des sauniers. Lemoyne n’a qu’une chose à répondre : — Maudit censeur, te tairas-tu ? — Il peut mépriser les critiques minutieuses, celui qui, au Parnasse de 1869, donne Le Rosaire d’amour. Au milieu de tant de pièces faibles, de tant d’à peu près, de tous ces modèles d’atelier déguisés en divinités mythologiques, la Muse d’André Lemoyne n’a qu’à marcher pour se révéler vraie déesse :


J’aime tes belles mains, longues et paresseuses,
Qui, pareilles au lys n’ont jamais travaillé,
Mais savent le secret des musiques berceuses
Qui parlent à voix lente au cœur émerveillé. —
J’aime tes belles mains longues et paresseuses.


Il faut bien l’avouer : même dans le premier Parnasse les très belles choses sont rares. En dehors de Dierx, Heredia, Sully Prudhomme, Coppée, Verlaine, que nous retrouverons plus loin, que nous reste-t-il à admirer d’une admiration reconnaissante ? Albert Mérat, sans doute ; « un jeune homme grave, dit Maurice Dreyfous. Il avait déjà cette façon de marcher lentement, la tête redressée comme pour contempler de plus haut la foule. Déjà, il avait cette manière spéciale de fumer qui lui valut le surnom : le cigare dédaigneux[1] ». C’est un gentil poète, ce n’est pas un bon camarade : il est jaloux, si fort, qu’il souffre du moindre succès des autres, si naïvement, qu’il confesse sa jalousie, comme Costecalde ; c’est un vice de tempérament, qui empêche son talent de se développer librement, comme aussi son cœur de se dilater dans la camaraderie parnassienne[2]. « Pour parler anglais de ce poète anglais de ton s’il

  1. Ce que je tiens à dire, p. 51.
  2. Calmettes, p. 284-285. M. Prévost, l’ami de Mérat, proteste contre cette accusation dans le Figaro du 12 janvier 1929, supplément littéraire.