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LE PARNASSE

truire le vers : « par-dessus tout il estimait la probité dans l’art, dit son meilleur disciple. Il avait l’instinct du mot propre, du terme exact, le sens de la rime nécessaire, de cette rime qui doit contenter la raison, plaire à l’œil, et, charmant l’oreille la plus délicate, parfaire ce tout harmonieux qu’est un beau vers[1] ». Heredia se garde bien de parler de la richesse de la rime : ce n’est plus la probité de l’art, c’est du cuivre doré ; Leconte de Lisle abandonne cette fausse monnaie à Théodore de Banville. Il ne cherche ni n’évite la rime riche ; il l’accepte quand elle vient, sinon il se contente de la rime suffisante. Prenons les rimes de son chef-d’œuvre de facture, la Vérandah :

                                                                                                                           
I II III IV
roux close encor ivresse
murmures jasmins subtile demi
doux rose essor caresse
jaloux repose or oppresse
mûres mains reptile frémi


Les rimes féminines de la première, de la troisième et de la quatrième stances sont riches ; celles de la seconde et toutes les rimes masculines sont tout au plus suffisantes. Ce n’est pas une simple rencontre ; c’est l’application d’une doctrine nouvelle et vraiment profonde : la rime trop exacte peut plaire à l’œil ou à l’oreille, mais elle détourne l’attention de l’essentiel, c’est-à-dire de l’idée. Leconte de Lisle ne recherche pas l’opulence de la rime, mais la richesse de la pensée qui se concentre sur le mot final du vers ; il n’admet pas à la rime les mots pauvres, languissants, décolorés, usés comme une vieille pièce d’argent. Une épithète banale au bout du vers le fait trébucher, tandis qu’un mot plein de sens, de couleur ou de rêve, fait bondir l’esprit du lecteur à la suite du génie de l’auteur. Il y a là une sorte de suggestion ; ou, si l’on préfère, la rime est comme un écho qui fait vibrer l’âme de l’auditeur par delà le vers : c’est ce que Leconte de Lisle appelle : la sensation prolongée[2]. Pour bien faire comprendre cette idée dont on aperçoit tout de suite l’excellence, il prend deux exemples : dans Les Feuilles d’Automne se trouve ce vers plein d’une beauté simple,


Le soleil s’est couché ce soir dans les nuées[3].


  1. Discours d’Heredia au monument du Luxembourg, Le Temps du n juillet 1898.
  2. Calmettes, p. 164.
  3. Soleils Couchants, p. 395.