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HISTOIRE DU PARNASSE

lui font un procès, et le perdent[1]. À bout de forces, vaincu, Leconte de Lisle capitule et retourne à la Réunion, sur la Thélaïre, capitaine Bastard[2]. Au fils du capitaine, qui lui demande ses souvenirs de traversée, il répond : « fumer une pipe, jouer aux cartes quand le capitaine était de bonne humeur ; sinon rêver au néant des choses de ce monde quand la houle était dure ;… courir après la rime rebelle quand nous n’étions pas trop aspergés ; appâter d’un morceau de lard un énorme hameçon pour capturer les requins quand il y avait calme plat ». Si c’est une mère-requin qui est hâlée sur le pont, on lui ouvre le ventre, on se divertit à voir sautiller les petits, puis, comme ils sont tendres, on finit par les jeter dans la marmite du cook[3] ; manger les mangeurs ! Cette plaisanterie de passager deviendra plus tard l’ironique et lugubre poème, Sacra fames[4]. Puis, c’est aux environs du Cap la tempête obligatoire, et formidable ; les matelots effrayés veulent descendre des hunes avant d’avoir achevé de carguer les voiles ; pour les forcer à remonter, le capitaine, armé de son fusil, les met en joue : « Ils vont nous jeter par-dessus bord », murmure Leconte de Lisle. La tempête redouble ; le navire fait des embardées dangereuses : « Quels sacrés coups de chien ! fait le jeune passager. Mais nous allons couler, capitaine ». C’est le moment où l’on envie les grands oiseaux de mer qui, dans la sécurité de leur vol, se rient de la tempête, et surtout le Roi de l’Espace, l’Albatros :


De ses ailes de fer rigidement tendues,
Il fend le tourbillon des rauques étendues,
Et, tranquille au milieu de l’épouvantement,
Vient, passe, et disparaît majestueusement[5].


Pendant les cent dix-sept jours de traversée, que d’émotions, que d’impressions, combien de beaux vers en formation dans les replis de son cerveau ! Enfin, c’est le port, et, suivant la coutume créole, une réception triomphale : tout un cortège de parents et d’amis, les hommes à cheval, les femmes dans leur manchy, les négresses jouant du bobre madécasse, les noirs battant la mesure

  1. Tiercelin, article cité, p. 655 ; Bretons de Lettres, p. 135 ; Jules Breton, Revue Bleue du 5 octobre 1895, p. 425.
  2. Cf. dans la Revue Bleue du 14 décembre 1895, p. 742 sqq., le récit de Georges Bastard, fils du capitaine.
  3. Calmettes, p. 263.
  4. Poèmes Tragiques, p. 121-122.
  5. Ibid., p. 125-126.