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HISTOIRE DU PARNASSE

avoué à Dinan : le prudent légiste trouve son neveu compromettant : il l’accusé auprès de ses parents « d’affecter un mépris sauvage pour tout ce que l’on est convenu de respecter dans la société » ; du reste, il ne pousse pas le tableau au noir[1]. Leconte de Lisle se permet d’attaquer jusqu’à Louis-Philippe, à propos du retour des restes de Napoléon : « le Gouvernement vient d’obtenir de l’Angleterre la permission de transporter en France les cendres de l’Empereur, écrit-il à son ami de Dinan, Rouffet. V. Hugo s’est chargé de l’hymne de l’apothéose. Tout cela est magnifique ; mais comme je ne suis pas républicain pour des prunes, j’ai fabriqué ceci hier soir », et il envoie à Rouffet une pièce de vingt-quatre vers intitulée La Cendre de Napoléon :


Ô cendre, ne viens pas…
Cendre de l’Aigle, arrête ! Il n’est pas encor temps.
Ne viens pas rappeler qu’il étouffa, vingt ans,
La Vierge Liberté qui naissait sur le monde[2]


Notons le coup de griffe à Victor Hugo. C’est une évolution dans son Credo littéraire. Il a encore une âme romantique, mais il n’a plus la même admiration pour le romantisme. Il discute Ruy-Blas ; il fait beaucoup de réserves sur Jocelyn[3]. Il raille certains thèmes de Chateaubriand[4]. Pourtant il sent en lui-même une ardeur sans emploi qui rappelle René[5]. Cette force tourne encore à vide, ou produit des vers bien médiocres[6]. À longs intervalles, une ligne rimée se détache sur l’ensemble, et fait figure de beau vers ; une idée est ébauchée, qui, reprise plus tard, donnera un chef-d’œuvre. Un court poème, intitulé Saint-Jean, deviendra Le Sommeil du Condor[7]. Mais actuellement, Leconte de Lisle semble se débattre contre de simples velléités de talent. Il lui manque quelque chose pour devenir poète : l’épreuve ; mais elle n’est plus très loin : l’étudiant suit peu les cours de droit, et fait des dépenses qui semblent folles à son mentor ; l’oncle de Dinan ne laisse rien ignorer au père : Charles a acheté une pipe en écume de mer, garnie d’argent, et qui

  1. Tiercelin, article cité ; Leconte de Lisle, Premières Poésies, p. 6-7.
  2. Premières Poésies, p. 216-217.
  3. Ibid., p. 59-60, 51-54.
  4. Contes en Prose, p. 7.
  5. Premières Poésies, p. 83-84.
  6. Tiercelin, article cité, p. 644.
  7. Premières Poésies, p. 39-40 ; Poèmes Barbares, p. 192-193.