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et, s’il aimait à faire causer les deux jeunes amies, c’est qu’il y a un charme infini pour les vieillards à laisser effeuiller sur leurs jours fanés les paroles roses de la jeunesse. Quelques vieux gentilshommes faisaient toute la société de M. de Souvray, et jamais Eugénie n’y avait trouvé d’autre jeune homme qu’un M. de Mednitz, lieutenant de vaisseau et neveu de l’évêque, lequel avait habité sa maison durant quelques mois, vers le commencement de 1813.

Un jour, ce fut un terrible jour pour tout un peuple et un bien plus terrible jour pour Eugénie, ce jour, le 30 mars 1814, le canon grondait autour de Paris ; la ville haletante s’épouvantait à l’idée de voir se précipiter tout à coup dans ses rues ces nuées d’ennemis amassés depuis tant d’années de tous les bouts de l’Europe contre la France. Elle s’effrayait surtout de ces hordes barbares de cosaques dont elle savait que la férocité avait si cruellement sillonné la Champagne. Tout tremblait, et cependant, au centre de Paris, les jeunes ouvrières de madame Gilet, assemblées comme de coutume, bâtissaient d’élégants canezous de mousseline, de légers fichus de gaze, s’épouvantant et riant en même temps à côté de cet empire qui tombait. Il était dix heures, lorsque tout à coup madame Bodin entra dans l’atelier et dit à Eugénie de lui venir parler. Celle-ci la suivit, et madame Bodin, les dents serrées, le visage pâle, contenant à grand’peine des douleurs atroces, lui dit :

« — Eugénie, mène-moi chez toi à l’instant ; ta mère est absente, n’est-ce pas ?

« — Oui, dit Eugénie ; mais pourquoi ?

« — Je te le dirai, Eugénie ; viens, mais viens vite. »

La pauvre fille, tout étonnée, emmena madame Bodin, qui ne pouvait que se traîner et qui, à peine arrivée dans la chambre d’Eugénie, tomba sur une chaise en s’écriant :

« — Sauve-moi, ma fille ! sauve-moi ! je vais accoucher.

« — Ici ? s’écria Eugénie en reculant.

« — Oui, ici ou dans la rue ; car M. de Souvray m’a chassée, quand ce matin je lui ai avoué que j’étais grosse.

« — Grosse ? reprit Eugénie.

« — Oui, c’est son neveu qui m’a trompée, son neveu qui devait revenir à Paris et qui m’a abandonnée. »

Avant qu’Eugénie eût eu le temps de faire une réponse, les douleurs de l’enfantement devinrent si vives et si atroces, que madame Bodin coupait avec ses dents les draps du lit sur lequel elle était couchée. Eugénie courait par la chambre en criant :