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elle ne croyait pas faire un acte qui fût destiné à occuper jamais la postérité ; il semble que le grand public n’y prenait pas beaucoup garde lui-même ; c’est ce qui explique pourquoi les persécutions ne laissèrent presque pas de traces dans la littérature païenne. Les païens n’avaient pas de raison pour attacher au martyre l’extraordinaire importance que lui attribuaient les fidèles et les gens qui leur étaient déjà sympathiques.

Cette idéologie ne se serait certainement pas formée d’une manière aussi paradoxale, si on n’avait cru fermement aux catastrophes décrites par les nombreuses apocalypses qui furent composées à la fin du ie siècle et au commencement du iie ; on était persuadé que le monde allait être livré complètement au règne du mal et que le Christ viendrait ensuite donner la victoire définitive à ses élus. Tout incident de persécution empruntait à la mythologie de l’Antéchrist quelque chose de son caractère effroyablement dramatique ; au lieu d’être apprécié en raison de son importance matérielle, comme un malheur frappant quelques individus, une leçon pour la communauté ou une entrave temporaire apportée à la propagande, il était un élément de la guerre engagée par Satan, prince de ce monde, qui allait bientôt révéler son Antéchrist. Ainsi la scission découlait, à la fois, des persécutions et d’une attente fiévreuse d’une bataille décisive. Lorsque le christianisme fut suffisamment développé, la littérature des apocalypses cessa d’être beaucoup cultivée, encore que l’idée qui en faisait le fond continuât à exercer son influence ; les actes des martyrs furent rédigés de manière à provoquer les sentiments qu’engendraient les apocalypses ; on peut dire