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sonnes qui ont la moindre teinture de l’histoire ; l’emploi de tribunaux comme moyen de coercition contre des adversaires politiques soulève l’indignation universelle, et les gens qui ont le sens commun trouvent qu’il ruine toute notion juridique.

Sumner Maine fait observer que les rapports des gouvernements et des citoyens ont été bouleversés de fond en comble depuis la fin du xviiie siècle ; jadis l’État était toujours censé être bon et sage ; par suite, toute entrave apportée à son fonctionnement était regardée comme un délit grave ; le système libéral suppose, au contraire, que le citoyen, laissé libre, choisit le meilleur parti et qu’il exerce le premier de ses droits en critiquant le gouvernement, qui de maître devient serviteur[1]. Maine ne dit pas quelle est la raison de cette transformation ; la raison me semble être surtout d’ordre économique. Dans le nouvel état de choses, le crime politique est un acte de simple révolte, qui ne saurait comporter aucune infamie, et que l’on arrête par des mesures de prudence, mais qui ne mérite plus le nom de crime, car son auteur ne ressemble point aux criminels.

Nous ne sommes peut-être pas meilleurs, plus humains, plus sensibles aux malheurs d’autrui que n’étaient les hommes de 93 ; je serais même assez disposé à admettre que le pays est probablement moins moral qu’il n’était à cette époque ; mais nous n’avons plus, autant que nos pères, la superstition du dieu-État, auquel ils sacrifièrent

  1. Sumner Maine, Essais sur le gouvernement populaire, trad. franç., p. 20.