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développait sur un vieux sol monarchique, dans une nation de plus de trente millions d’âmes, civilisée jusqu’au raffinement, ne concevant point le progrès social sans le progrès de la richesse, commerçante, industrielle, aimant le luxe et en vivant. Cette démocratie déroutait toutes les notions de l'Esprit des lois, Montesquieu, qui avait été, en tant d’occasions graves, le conseiller bienfaisant de sa patrie, lui aurait manqué dans celle-là, si son génie n’avait suscité un continuateur et un propagateur de ses idées dans la France moderne : Tocqueville. Il représente la dernière branche des descendants intellectuels de Montesquieu. Cette partie de la famille a traversé la Révolution, l’Empire et la Restauration dans une opposition tantôt ardente, tantôt réservée, toujours inquiète et souvent mélancolique. Attachés de cœur et de conscience à la liberté, l’aimant pour elle-même, la souhaitant à leur pays, considérant l’avènement de la démocratie comme désormais inéluctable, ces patriotes prévoyants cherchaient à concilier cette révolution avec les traditions de la France. Ils demandèrent aux États-Unis, pour cette entreprise, un enseignement analogue à celui que leurs aînés avaient demandé à l’Angleterre, lorsqu’il s’était agi d’accorder la monarchie avec les libertés nationales.

Tocqueville est, comme Montesquieu, un esprit généralisateur et dogmatique ; plus moraliste, au fond, que législateur, et surtout que politique. Son œuvre, pour la méthode et la distribution