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formée à ses prescriptions ; et aujourd’hui, voulant m’en servir, je me suis retirée à l’écart, et j’ai teint une tunique avec la toison arrachée à une brebis de nos troupeaux, j’ai ensuite plié cette tunique, et l’ai renfermée dans un coffre, sans l’exposer à la lumière du soleil, pour l’envoyer à Hercule, comme vous l’avez vu. Mais en rentrant, je vois un prodige incroyable, incompréhensible pour l’homme : ces flocons de laine arrachés à la brebis pour teindre la tunique[1], je les avais jetés par mégarde au grand air, aux rayons du soleil ; à peine échauffés, ils se dissipent et se réduisent en poussière, assez semblable à celle du bois coupé par la scie ; et sur la terre où ils gisaient, bouillonnait une écume qui se figeait, comme de la grappe mûre jaillit l’épaisse liqueur de la vigne consacrée à Bacchus. Dans ma détresse, je ne sais que penser, et déjà je me vois coupable de quelque crime affreux. Quelle raison, en effet, aurait eue ce monstre, en mourant, de me montrer de l’affection, à moi qui causais sa mort ? Non ; mais il m’a flattée d’espoir, afin de perdre celui qui l’avait percé de ses flèches. Hélas ! je le comprends trop tard, quand le mal est sans remède. C’est moi seule, infortunée, si mon pressentiment ne m’abuse, qui l’aurai fait périr ! Je sais, en effet, qu’une de ses flèches causa d’insupportables douleurs à Chiron[2], qui était immortel, et qu’elles donnent la mort à toutes les bêtes sauvages qu’elles atteignent ; comment donc échapperait-il au venin qui découla de la blessure du monstre, du moins autant que j’en puis juger ? Mais je suis résolue, s’il lui arrive malheur, de mourir aussi, du même coup. Car vivre déshonorée n’est pas supportable, pour une femme qui préfère à tout le renom d’une âme bien née.

LE CHŒUR.

Sans doute il est nécessaire de reculer devant les

  1. Vers également supprimé dans les mêmes éditions.
  2. Sur la blessure de Chiron, l’on peut lire le récit d’Ovide, Fastes, l. V, v. 387 et suivants, et Apollodore, bibl. II, c. 5.