Page:Sophocle - Tragédies, trad. Artaud, 1859.djvu/262

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

sait de le satisfaire, et qu’ensuite, lorsque le besoin serait passé, on vint t’offrir des services désormais inutiles, quelle joie pourrait te faire éprouver une obligeance si vaine ? Telles sont cependant les offres que tu viens me faire, belles en paroles, mais funestes en réalité. Que tous ceux-ci m’entendent, je vais dévoiler ta méchanceté. Tu viens m’enlever, non pour me ramener dans ma patrie, mais pour me reléguer sur la frontière de Thèbes[1], afin de détourner de ta cité les maux dont Athènes la menace. Mais tes efforts seront vains, et le génie vengeur de mes injures habitera toujours avec vous ; quanta mes fils, ils n’auront de la terre thébaine que la place de leur cadavre. Ne me trouves-tu pas mieux instruit que toi des destinées de Thèbes ? C’est qu’Apollon et Jupiter son père sont mes infaillibles garants. Ta bouche est venue semer ici la fourbe et l’imposture, mais par les suites elle te sera plus funeste qu’utile ; je sais que tu veux ne pas me croire ; pars et laisse-nous vivre ici, car, même dans notre sort présent, notre vie ne sera pas malheureuse, si elle nous plaît ainsi.

CRÉON.

Penses-tu, en parlant ainsi, que ta résolution me soit plus funeste qu’à toi-même ?

ŒDIPE.

Elle comble tous mes vœux, si tu ne peux me persuader, ni séduire ceux qui m’entourent.

CRÉON.

Infortuné ! même avec le temps, tu n’as pu acquérir la sagesse, mais tu charges ta vieillesse d’opprobre.

ŒDIPE.

Ta langue est habile[2] ; mais je n’appelle pas un homme honnête celui qui parle également bien sur tout.

  1. On a vu plus haut dans le récit d’Ismène, v. 399-400, que les Thébains voulaient avoir Œdipe eu leur pouvoir, mais sans lui permettre d’habiter leur ville.
  2. Πολλὴν ẽχον στόμωσιν, « ayant un fil bien tranchant. » Aristophane a heureusement appliqué cette expression dans les Nuées, v. 1108, où Strepsiade prie Socrate de donner à son fils une langue bien affilée.