Page:Soloviev - Trois entretiens sur la guerre, la morale et la religion, trad Tavernier, 1916.djvu/292

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

Christ, pardonne-moi, qui suis pécheur, — ou, comme une Polonaise, m’aplatir les bras en croix ? Moi, qui suis un brillant génie, le sur-homme. Non, jamais ! » Et alors, à la place de l’ancien, raisonnable et froid respect pour Dieu et pour le Christ, s’engendre et grandit dans son cœur d’abord une espèce d’épouvante ; ensuite, l’envie brûlante qui oppresse et qui contracte tout son être ; puis, la haine furieuse s’empare de son esprit : « C’est moi, moi, et non pas Lui ! Il n’est point parmi les vivants et n’y sera pas. Il n’est pas ressuscité, il n’est pas ressuscité, il n’est pas ressuscité ! Il a pourri, il a pourri dans le tombeau, il a pourri comme la dernière… » En bonds convulsifs, la bouche écumante, il s’enfuit de sa maison et de son jardin et, à travers la nuit noire et épaisse, il court dans un sentier rocailleux. Sa fureur se dissipe, remplacée par un désespoir sec et pesant comme ces rochers, sombre comme cette nuit. Il s’arrête devant un précipice creusé à pic et, de loin, il entend le bruit confus d’un torrent qui court en bas, sur les pierres. Une angoisse intolérable oppresse son cœur. Tout à coup, un mouvement se produit en lui. « L’appellerai-je, pour Lui demander ce que je dois faire ? » Et dans l’ombre apparaît une figure douce et triste. « Il a pitié de moi… Non, jamais ! Il n’est pas ressuscité. Il n’est pas ressuscité. » Et il s’élance du côté opposé au précipice. Mais quelque chose d’élastique comme une colonne d’eau le retient suspendu. Il est secoué par la commotion d’une espèce de choc électrique ; et une force inconnue le rejette en arrière. Il perd un instant connaissance et se réveille à genoux, séparé du précipice