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et sur les méchants et qui donne la pluie aux hommes justes et aux hommes injustes. Le Christ a apporté le glaive ; moi, j’apporterai la paix. Il a menacé la terre du terrible jugement dernier. Eh bien, le dernier juge, ce sera moi ; et mon jugement sera non pas celui de la justice seulement, mais aussi celui de la bonté. La justice sera dans mon jugement ; non pas la justice rémunératrice, mais la justice distributive. Je les distinguerai tous les uns des autres ; et à chacun je donnerai ce qui lui est nécessaire. »

Et, dans cette magnifique disposition, il attend que Dieu l’appelle clairement au nouveau salut de l’humanité ; qu’un témoignage visible et frappant le déclare le fils aîné, le premier né, chéri de Dieu. Il attend ; et il nourrit son amour-propre de la conscience de ses mérites et de ses dons surhumains. Il est donc, selon la formule, l’homme d’une moralité sans reproche et d’un génie extraordinaire.

Ce juste orgueilleux attend la sanction suprême pour entreprendre son œuvre qui doit sauver l’humanité — et il se lasse d’attendre. Déjà, il a passé l’âge de trente ans, et trois années s’écoulent encore. Dans son esprit s’éveille une pensée qui, jusqu’à la moelle des os, l’emplit d’un frisson de fièvre : « Mais si ?… Si ce n’était pas moi ?… Si c’était l’autre ?… le Galiléen ?… S’il n’était pas mon précurseur, mais le véritable, premier et dernier ? Mais, alors, il serait vivant… Où donc est-Il ?… Et s’il venait vers moi ?… tout de suite, ici ?… Que Lui dirais-je ? Je devrais donc m’incliner devant Lui comme le dernier et inepte chrétien, et, comme le paysan russe, marmotter stupidement : Seigneur Jésus-