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croyait à cela, mais il n’aimait que soi-même. Il croyait en Dieu, mais, dans le fond de l’âme, involontairement et inconsciemment, il se préférait à Lui. Il croyait au Bien, mais l’œil Éternel, qui voit tout, savait que cet homme s’inclinait devant la puissance mauvaise, pour peu qu’elle le corrompit — non par la fourberie des sentiments et des basses passions ni même par le haut attrait du pouvoir — mais en flattant son amour-propre démesuré. D’ailleurs, cet amour-propre n’était ni un instinct inconscient, ni une prétention absurde. Son talent exceptionnel, sa beauté, sa noblesse et, en outre, les preuves éclatantes qu’il donnait de sa tempérance, de son désintéressement, de sa bienfaisance active, semblaient justifier suffisamment l’immense amour de soi-même qui caractérisait le grand spiritualiste, ascète, philanthrope. Si on lui reprochait d’être si abondamment muni des dons divins, il y apercevait les marques particulières d’une exceptionnelle bienveillance d’en haut envers lui. Il se considérait comme le second de Dieu, comme le fils de Dieu, unique en son genre. Bref, il se reconnaissait le véritable caractère du Christ. Or, cette conscience de sa haute dignité ne prenait pas en lui la forme d’une obligation morale envers Dieu et envers le monde, mais la forme d’un droit et d’une supériorité par rapport au prochain et, surtout, par rapport au Christ. Non pas qu’il eût pour Jésus une inimitié de principe. Il lui reconnaissait l’importance et la dignité messianiques ; mais, sincèrement, il ne voyait en Lui que son auguste devancier. L’action morale du Christ et Son unicité absolue étaient inconcevables à