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d’après les renseignements, nous risquions de nous heurter à une forte cavalerie. J’allais avec les dragons, les cosaques ayant pris la tête de la colonne. Tout près du village, la route fait un coude. J’examine. Les cosaques ont avancé, puis se sont arrêtés comme soudainement cloués. Ils ne bougent plus. Je galope vers eux. Avant d’avoir rien vu, je comprends, grâce à la puanteur que répand la chair grillée : les bachi-bouzouks ont abandonné leur cuisine. Un énorme train de chariots portant des Arméniens qui voulaient s’enfuir n’avait pu échapper : l’ennemi en avait fait à sa guise. Sous les chariots, il avait répandu le feu ; et les Arméniens, attachés aux voilures, l’un par la tête, l’autre par les jambes, celui-ci de dos, celui-là par le ventre, étaient suspendus au-dessus des flammes et avaient grillé peu à peu. Les femmes avaient les seins coupés et le ventre ouvert. Je renonce à donner tous les détails. En voici encore un pourtant, qui s’est fixé dans mes yeux. Une femme, à la renverse, par terre, et le cou et les épaules serrés contre l’essieu d’un chariot, de manière à ce qu’elle ne pût tourner la tête, n’est ni brûlée ni éventrée, mais elle a le visage convulsé : nul doute qu’elle ne soit morte d’épouvante. En effet, devant elle, est plantée une longue perche sur laquelle est attaché un petit enfant nu, son fils certainement, noirci par le feu, et les yeux hors de l’orbite ; et à côté, une grille contenant de la braise éteinte. D’abord, une telle angoisse mortelle s’empara de moi qu’il me répugnait de regarder le monde de Dieu ; et mes actions devinrent toutes machinales. Sur mon ordre, on avança au trot. Nous entrâmes dans le