Page:Soloviev - Trois entretiens sur la guerre, la morale et la religion, trad Tavernier, 1916.djvu/139

Cette page n’a pas encore été corrigée

je n’appellerais pas acte louable la simple destruction d’un millier d’hommes quelconques, Allemands, Hongrois, Anglais ou Turcs. Ce fut une opération toute spéciale. Et, encore maintenant, je ne puis la raconter sans être ému, tellement elle me mit hors de moi-même.

LA DAME. – Eh bien ! racontez vite.

LE GÉNÉRAL. – Puisque j’ai parlé de canons, tous avez certainement compris que le fait se passa dans la dernière guerre avec la Turquie[1]. J’appartenais à l’armée du Caucase. Après le 3 octobre…

LA DAME. – Qu’est-ce qui avait eu lieu le 3 octobre ?

LE GÉNÉRAL. – La bataille livrée sur les hauteurs d’Aladjin, lorsque, pour la première fois, nous rompîmes toutes les lignes de l’« invincible » Moukhtar Pacha… Donc, après le 3 octobre, nous poussâmes notre avance. Je me trouvais sur le flanc gauche et je commandais l’avant-garde de reconnaissance. J’avais sous mes ordres les dragons de Nijni-Novgorod, trois sotnias de Koubantsi et une batterie d’artillerie à cheval.

Triste pays, malgré la beauté des montagnes ; en bas, rien que des villages déserts et incendiés et des champs piétinés. Un jour, le 28 octobre, nous descendions une vallée, où, d’après la carte, nous devions rencontrer un gros village arménien. Pas de village, quoique, récemment encore, il y en eût un, réel, assez considérable, et dont la fumée était visible à un bon nombre de verstes. Je rassemble ma troupe ; car,

  1. Le livre de Soloviev date de 1899. Alors, la dernière guerre russo-turque était celle de 1877-1878. (Note du traducteur.)