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manière, on ne dit avec certitude, en conscience, ce qui vous fait agir : si c’est le bien véritable ou seulement la faiblesse de l’âme, les usages du monde et parfois la vanité. Tout cela est petit. Ma vie entière ne comporte qu’une seule occasion qui ne saurait être qualifiée petite. Le point essentiel, et j’en suis sûr, c’est qu’il n’y eut alors en moi aucune impulsion douteuse. Alors, en moi, prévalut la force du bien ; et elle seule. Ce fut l’unique circonstance de ma vie où j’aie ressenti la pleine satisfaction morale et même, en quelque sorte, l’extase, parce que j’agissais sans le moins du monde réfléchir ou hésiter. C’est resté une bonne action jusqu’aujourd’hui, oui vraiment, et ce sera toujours mon meilleur et mon plus pur souvenir. Eh bien ! mon unique bonne action, ce fut un meurtre, et non pas un petit meurtre. Car alors, environ dans l’espace d’un quart d’heure, je tuai beaucoup plus de mille hommes…

LA DAME. – Quelles blagues ! [1]. Et moi qui pensais que vous parliez sérieusement !

LE GÉNÉRAL. – Oui, tout à fait sérieusement : je puis citer des témoins. Bien entendu, je n’ai pas tué avec les mains, avec mes mains pécheresses, mais avec six canons d’acier innocents et purs ; avec la plus vertueuse et bienfaisante mitraille.

LA DAME. – Quelle bonne action est-ce que celle-là ?

LE GÉNÉRAL. – Assurément, quoique je sois militaire et même, comme on dit aujourd’hui, « militariste »,

  1. En français. (N. d. t.)