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leurs ministres, quelque vertueux que soit son mobile, est criminel envers les Dieux. Lorsque Shakespeare fait dire à Cassius devant le cadavre de César : « Que de fois dans les siècles à venir cette scène sublime que nous venons de jouer sera représentée chez des peuples encore à naître et dans des idiomes encore inconnus ! » Shakespeare parle au fond comme Dante et attribue exactement la même importance capitale dans l’histoire générale de l’humanité à l’action de Cassius et de Brutus.

Voltaire a fait suivre son Commentaire sur Corneille d’une traduction en vers blancs des trois premiers actes de Jules César. Il s’est arrêté à la mort du dictateur sous le singulier prétexte que le reste de la pièce fait longueur et sort du sujet principal. Mais malgré son prodigieux esprit, Voltaire n’a compris ni la portée, ni le sens, ni le sujet véritable du drame de Shakespeare. Le héros de la pièce, ce n’est pas César, mais Brutus ; la tragédie qui se déroule devant nous, ce n’est pas la tragédie de la mort du grand Jules, c’est la tragédie de l’erreur et du châtiment du noble Marcus Brutus ; la portée véritable de l’œuvre est celle-ci : Les dieux ne pardonnent pas même à la vertu lorsqu’elle ne sait pas reconnaître les ambassadeurs et les ministres nécessaires de leurs volontés. Ô Marcus Brutus, c’est en vain que la noblesse de ton âme et la pureté de tes intentions plaident pour toi auprès de la postérité ; leur plaidoyer se change en accusation : car plus vertueux et plus pur tu apparais, et plus ta culpabilité éclate. C’est précisément aux hommes de ta trempe et de ton caractère qu’il appartient de ne pas commettre l’erreur dans laquelle tu t’es laissé tomber. Tu n’as pas su lire les exigences de ton temps, et cependant ces exigences étaient écrites en caractères grands comme l’univers ; tu n’as pas entendu les Voix des Dieux, et cependant ces voix grondaient comme la clameur de l’humanité tout entière. Ô platonicien, à quoi te servait d’avoir été instruit dans la doctrine par excellence de l’ordre et de