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LES FARCES.

sans risquer d’être odieux, pour des générations endurcies aux spectacles navrants du marché aux esclaves. Le frère avait retrouvé le frère, et cela suffisait : le peuple roi était content.

Entre les Ménechmes et la Comédie des erreurs il y a l’abîme de dix-huit siècles. De l’œuvre de Plaute à l’œuvre de Shakespeare, il y a toute la distance qui sépare le monde païen du monde moderne. Dans les deux comédies nous reconnaissons bien le même plan : la séparation de deux jumeaux, les méprises que cause leur brusque apparition sur un point donné, leur confrontation finale. Dans les deux pièces nous retrouvons ces situations principales : — l’un des deux jumeaux marié, l’autre non marié ; — le marié en querelle avec sa femme et ayant une maîtresse, — le frère du mari pris pour le mari par la femme et par la maîtresse, — le mari mis à la porte de chez lui par sa femme, — le frère du mari recevant un objet précieux destiné au mari, — le mari cru fou par sa femme et traité comme tel, etc. Mais, pour toutes ces analogies extérieures, que de différences intimes et profondes ! Ce qui occupe le moins Plaute est peut-être ce qui préoccupe le plus Shakespeare. Le respect de la femme, la vénération de la famille, le culte de la loi morale, dominent constamment la Comédie des erreurs. Plaute ne tient nullement à ce que nous estimions ses personnages : il nous montre Ménechme d’Epidarnnum insultant sa femme, la pillant, et donnant à une courtisane le vêtement même de l’épouse ; il nous montre Ménechme de Syracuse abusant de l’hospitalité qu’il reçoit chez la maîtresse de son frère et volant à celle-ci ce qu’elle lui confie. Shakespeare, au contraire, fait tout pour que ses héros restent estimables. Il excuse les incartades conjugales d’Antipholus d’Éphèse par les plus graves griefs apparents : c’est seulement après s’être vu