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Ce mélange de bonhomie et de magnanimité, de rondeur et de grandeur, inspire à la fois la sympathie et le respect, l’affection et l’admiration. Évidemment Shakespeare a voulu rendre son héros irrésistible. — Henry V apparaît comme une exception radieuse dans la sombre galerie des souverains exposés par le poëte, Claudius, Macbeth, Jean sans Terre, Richard II, Richard III, Henry VIII. Sacré par une révolution, élevé et intronisé par le peuple, Henry est un modèle désespérant, offert aux maîtres héréditaires de ce monde. Une ironie profonde achève ce portrait sublime. Tout en attribuant la perfection à Henry, Shakespeare le présente comme un miroir à tous les princes chrétiens, the mirror of all Christian kings. Magistrale dérision ! Toutes ces majestés absolues, toutes ces altesses de droit divin, tous ces représentants hideux des dynasties légitimes, tous ces tyrans chargés de vices et de crimes, Tudors, Valois, Hapsbourgs, Stuarts, il les invite à prendre exemple sur l’élu du peuple et à égaler l’incomparable !

En même temps qu’il idéalise la figure du prince révolutionnaire, Shakespeare peint sous des traits odieux le parti de la contre-révolution. Dans Henry IV, nous l’avons vu, le poëte gardait encore quelque ménagement pour ce parti ; tout en réprouvant ses tendances, il lui concédait encore de hautes et fières qualités ; il appelait même l’intérêt sur lui, en mettant à sa tête le valeureux Hotspur et le vénérable archevêque d’York. Avec Henry V tous ces tempéraments disparaissent. La cause du droit divin est désormais irrévocablement flétrie et condamnée. Elle ne trouve plus ni chevalier ni apôtre ; elle ne fanatise plus les populations ; elle ne peut plus convoquer ni ban de vassaux ni arrière-ban de milices. Elle ne déploie plus à la clarté du soleil, en rase campagne, au bruit des fifres et des clairons, les pennons armoriés de cent barons