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LA FAMILLE.

qu’il a découvert une hutte aux environs et presse son maître d’aller y chercher refuge. Lear cède à ses instances, mais moins par souci de lui-même que par sollicitude pour son fou : « Viens, mon enfant, dit-il au bouffon qui grelotte. Comment es-tu, mon enfant ? As-tu froid ? J’ai froid moi-même… Où est ce chaume ? La nécessité a l’art étrange de rendre précieuses les choses les plus viles… Voyons votre hutte… Pauvre diable de fou, j’ai une part de mon cœur qui souffre aussi pour toi ! » Touchantes paroles qu’il faut recueillir avidement, car ce sont les premiers mots de pitié qui soient tombés de ces lèvres royales. — Sous l’action du malheur, l’âme de Lear se transforme et s’épure ; son cœur, endurci par l’éducation funeste du despotisme, s’attendrit enfin sous l’influence salutaire de l’adversité. Peu à peu nous voyons se dégager en lui les vertus latentes. Les qualités réelles, dont la nature l’avait doué et qu’avait comprimées si longtemps l’usage de la toute-puissance, surgissent à nos yeux ravis. L’égoïsme parasite, qui naguère dégradait son caractère, disparaît enfin pour faire place à la charité native. Ah ! qui se fut attendu à une pareille métamorphose ? Qui eût cru la compassion possible à l’implacable tyran que n’avaient pas ému les larmes de Cordélia ? Telle est pourtant la surprise que nous a ménagée le poëte. Dans sa détresse inouïe, Lear a encore « une part de son cœur qui souffre pour ce pauvre fou. » Le roi oublie ses indicibles souffrances pour se rappeler que son bouffon souffre. Si vaste est devenue sa sensibilité que ses propres tortures ne suffisent plus à l’absorber.

Désormais il n’est pas d’infortune qui ne doive trouver un écho dans le cœur renouvelé du roi. Il n’est pas de douleur qui ne doive éveiller sa sympathie. La catastrophe qui l’a précipité du trône l’a mis en contact avec des détresses qu’il ne soupçonnait pas, et à l’avenir il aura