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INTRODUCTION.

trente hommes à dix, puis de dix à cinq. Sur quoi Léir s’en retourna vers Gornorille, mais celle-ci jura par le ciel qu’elle ne le recevrait qu’accompagné d’un seul chevalier. Adone Léir commença à se contrister et à pourpenser en son cœur aux biens qu’il avait perdus :

Fortune, par trop es muable !
Tu ne peux être un jour stable.
Nul ne se doit en toi fier,
Tant fais ta roue fort tourner…
Tôt as un vilain haut levé
Et un roi en plus bas tourné.
Comtes, rois, ducs, quand tu veux, fais
Que tu nul bien ne leur laisses.
Tant comme je fus riche manant,
Tant eus-je amis et parents.
Et dès que je fus, las ! appauvri,
Sergents, amis, parents perdis.

Lors il se rappela combien il avait été injuste envers Cordéille et résolut d’aller lui demander asile. Si sévère qu’elle fût, elle ne pouvait lui être plus cruelle que n’avaient été ses deux sœurs :

Jà moins ni pis ne me fera
Que les aînées m’ont fait ça.
Elle dit que tant m’aimerait
Comme son père aimer devrait.
Que lui dois-je plus demander ?

Décidé par cette réflexion, Léir partit incontinent pour la France et gagna le port de Calais d’où il dépêcha un messager à Cordéille pour lui faire part de son dénûment. Tout émue, la bonne reine fit porter secrètement à son père des vêtements royaux, et, dès qu’il fut bien lavé et bien paré, elle l’envoya quérir par une escorte de quarante chevaliers. C’est dans ce pompeux appareil que le roi détrôné fit son entrée à la cour de France. Son gendre, Aganippus, le reçut fort courtoisement et lui offrit une armée pour reconquérir ses États. On s’imagine avec quel empressement Léir accepta cette proposition généreuse. Dès