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NOTES.

par cet argument péremptoire que les cinquante lignes ajoutées au texte primitif n’ont pu être écrites que par Shakespeare.

Et la polémique a duré ainsi depuis longues années sans qu’un médiateur soit encore intervenu pour concilier les deux partis. Quoi de plus facile cependant que la solution de ce problème réputé insoluble ? Le texte de l’édition de 1623 porte, selon moi l’empreinte de deux remaniements successifs : l’un, légitime, opéré par l’auteur lui-même qui, en relisant son œuvre après quelques années de méditation, l’a éclairée par cinquante lignes ou vers nouveaux ; l’autre, illégitime, opéré par les éditeurs seuls qui, dans la hâte de l’impression, ont cru pouvoir tronquer le Roi Lear, comme ils avaient tronqué Hamlet[1], et ont retranché deux cent vingt-cinq lignes du chef-d’œuvre jugé trop long. Figurez-vous un encadreur rognant au gré de son étroit châssis quelque toile merveilleuse composée et retouchée par un maître. Vous viendra-t-il dans l’idée que le manœuvre a été autorisé par l’artiste à cette dégradation ? Et ne distinguerez-vous pas la main qui a restauré le chef-d’œuvre de la main qui l’a mutilé ?

Le Roi Lear a été composé et écrit à l’époque où le génie de Shakespeare atteignait son zénith, dans l’intervalle qui sépare l’année 1603 de l’année 1606. Car, d’une part, c’est en 1606 qu’en eut lieu la représentation solennelle devant le roi Jacques Ier ; et d’autre part, c’est en 1603 que parut le curieux ouvrage du docteur Harsnet sur les Impostures papistes, auquel Shakespeare a emprunté maints détails minutieux. J’ai déjà dit à l’introduction qu’une pièce anonyme avait précédé sur la scène anglaise le drame du maître. Cette pièce intitulée : La vraie Chronique du roi Leir et de ses Trois Filles, avait été enregistrée au Stationers’Hall le 14 mai 1594 et publiée par le libraire John Wright en 1605. C’est sur le texte de cette rare édition qu’ont été traduits les nombreux extraits que le lecteur trouvera plus loin.

Le Roi Lear a traversé de singulières alternatives d’éclat et d’obscurité. Joué primitivement avec grand fracas à la cour

  1. Dans Hamlet les mêmes éditeurs ont supprimé plus de deux cents lignes du texte primitif.