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LA FAMILLE.

que royal, un nom à rendre les princes jaloux et à faire envie aux livres d’or les plus hautains, un nom dont l’éclat impérissable fait pâlir les titres les plus splendides des généalogies dynastiques : il s’appelait Hamlet Shakespeare ! Cet enfant auguste, baptisé le 2 février 1584, en même temps que Judith, sa sœur jumelle, avait vécu onze ans à peine.

Quel deuil pour l’auteur de Roméo et Juliette que la perte de ce fils unique, héritier présomptif de sa gloire ! Ce qu’a souffert Shakespeare en cette journée fatale du 11 août 1596, Shakespeare seul pouvait le dire : il ne l’a pas voulu. William a préféré cacher ses larmes au public et garder pour lui toute sa douleur. Mais, si discrète que soit l’âme du poëte, il faut bien que tôt ou tard elle laisse échapper ses secrets : un jour arrive où l’inspiration même la trahit et l’entraîne brusquement à des confidences involontaires. — Encore sous le coup du lamentable événement qui vient de le frapper, Shakespeare reprend son travail interrompu et refait, pour la scène du Globe, un drame historique, appartenant depuis plusieurs années au répertoire du théâtre anglais, le Roi Jean. Justement, parmi les personnages de ce drame, une figure d’enfant se présente à lui, la douce et touchante figure du jeune Arthur mort avant l’âge. Devant ce spectre imaginaire, l’âme du poëte est prise d’une émotion irrésistible. La vision que lui présente l’histoire semble lui rappeler le bien-aimé qui dort dans le cimetière. Les traits du petit prince se confondent pour lui avec les traits de son propre fils. Alors le poëte oublie le froid scénario qu’il a cru prendre pour guide, et, en introduisant Constance, il laisse entrer sur la scène la sublime apparition de sa douleur échevelée ; « Je ne suis pas en démence ! les cheveux que j’arrache sont à moi ! j’ai perdu mon fils. Je ne suis pas en démence. Plût au ciel que j’y fusse ! Si j’étais en démence, j’oublierais