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LES AMIS

noncer aux princesses Célia et Rosalinde que la lutte est déjà commencée ! Leurs Altesses feront bien de se dépêcher, si elles veulent voir quelque chose ; elles ont déjà perdu beaucoup d’amusement ; il y a déjà trois jeunes gens d’assommés ; ah ! il faut entendre comme leur père, un pauvre vieillard, se désole sur leurs cadavres ! « Vous appelez ça de l’amusement, s’écrie Pierre de Touche, le bouffon du duc à qui sa marotte donne droit de paradoxe. C’est la première fois que j’ai ouï dire que voir briser des côtes est un amusement pour des femmes. » Ainsi, dans ce milieu de corruption que l’homme décore du nom de société, tout est vicié, même le plaisir. La moindre distraction est faite de douleur, le vice s’alimente de larmes, la gaieté donne la mort, la curiosité blasée se soûle avec du sang.

Monde monstrueux où des vierges aux visages d’anges assistent sans pâlir à ces jeux homicides ! Pourtant Rosalinde a trop présumé cette fois de son impassibilité nerveuse. En voyant Orlando entrer dans l’arène fatale, elle frémit malgré elle pour ce frêle adolescent qui va se mesurer avec le colossal lutteur. Quoi ! être si beau, si jeune et si las de vivre ! La fille du duc exilé éprouve une indéfinissable pitié pour cet inconnu, opprimé comme elle par un despote domestique : la communauté du malheur établit secrètement entre elle et lui une communauté de sympathie. Rosalinde voudrait sauver Orlando, même au prix d’une lâcheté… « Rendez-vous, jeune sire, votre réputation n’en sera nullement dépréciée : nous implorerons du duc que la lutte n’ait pas lieu. » En vain Célia, qui partage toutes les émotions de Rosalinde, joint ses prières à celles de sa cousine. Orlando résiste, au nom de l’honneur, à ces belles suppliantes : le fils du chevalier Roland ne veut pas devoir la vie à une reculade ; d’ailleurs, « s’il est tué, il ne fera aucun tort à ses amis, car