Page:Shakespeare - Œuvres complètes, traduction Hugo, Pagnerre, 1872, tome 8.djvu/498

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.
494
ROSALINDE.

nus et qu’elle est Phébé : je suis un misérable pâtre, et elle est la plus admirable des belles. Charmante Phébé, si je pouvais t’appeler tendre Phébé, j’en serais bien heureux, ce bonheur ne me fût-il permis que pour une minute ! Sinon, ah ! si Phébé ne peut aimer, qu’elle mette fin à mon désespoir par une tempête de dédains ! En mourant, j’aurai du moins l’indéniable privilége de dire que je suis mort pour la cruelle Phébé.

— Importun berger, répliqua sèchement Phébé en fronçant le sourcil, tes passions sont-elles à ce point violentes que tu ne puisses les comprimer patiemment ? Es-tu enchaîné à une affection si exigeante que Phébé seule puisse les satisfaire ? Allons, monsieur, si vous ne pouvez faire votre marché ailleurs, rentrez chez vous : mes raisins sont trop hauts pour que vous puissiez y atteindre. Si je te parle ainsi, Wontanus, ce n’est pas que je te méprise, c’est que je hais l’amour ; je tiens plus à honneur de triompher de la passion que de la fortune. Quand tu serais aussi beau que Pâris, aussi hardi qu’Hector, aussi constant que Troylus, aussi tendre que Léandre, Phébé ne pourrait t’aimer : et, si tu me poursuivais avec Phébus, je te fuirais avec Daphné !

Ganimède, ayant entendu toutes les plaintes de Montanus, ne put supporter la cruauté de Phébé, et, s’élançant du fourré, s’écria : « Et moi, si vous me fuyiez, donzelle, je vous changerais comme Daphné en laurier, afin de fouler dédaigneusement vos rameaux sous mes pieds. »

À cette apostrophe soudaine, Phébé fut toute ébahie, surtout quand elle vit la beauté du berger Ganimède ; elle allait s’enfuir, toute rougissante, quand Ganimède lui prit la main et poursuivit : « Eh quoi, bergère, si belle et si cruelle ? Prends garde qu’à force de dédaigner l’amour, tu ne sois accablée par l’amour, et que, comme