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INTRODUCTION.

même une fermeté extraordinaire. Voyez, dans Beaucoup de bruit pour rien, avec quelle énergie Béatrice défend contre tous sa chère Héro qu’on diffame ! Si elle ne châtie pas le calomniateur, ce n’est pas le courage qui lui manque : « Oh ! si j’étais un homme ! Mon Dieu ! si j’étais un homme, je lui mangerais le cœur sur la place du marché. » Et Pauline ! Rappelez-vous avec quelle véhémence elle revendique dans le Conte d’hiver l’honneur de sa royale amie : « — Je te ferai brûler, s’écrie Léontes furieux. — Que m’importe, répond-elle, l’hérétique, c’est celui qui fera le feu et non celle qui y brûlera. » Le supplice que Pauline affronte pour Hermione, Émilia le subit pour Desdémona : couchée près d’elle dans le lit funèbre, elle murmure à l’agonie l’innocence de la Vénitienne : « Que présageait ta chanson, maîtresse ? Écoute ! peux-tu m’entendre ? Je vais faire comme le cygne et expirer en musique… Le saule ! le saule ! le saule !… More, elle était chaste ! elle t’aimait, cruel More ;… puisse mon âme… n’aller à la béatitude que si je dis vrai ! »

Ainsi, chez Shakespeare, l’amitié est une dévotion à la mort. Il n’est pas de sacrifice auquel elle se refuse. Son abnégation va jusqu’au suicide, son désintéressement jusqu’au martyre. — Les exemples que je viens de rappeler ont déjà prouvé quel immense empire elle exerce sur l’âme humaine. La démonstration aurait pu s’arrêter là, mais le poëte ne l’a pas trouvée assez éclatante. Toute large qu’elle est, la part jusqu’ici faite à l’amitié dans son théâtre ne lui a pas paru suffisante. C’était peu qu’une si noble passion eût animé certains épisodes et se fût incarnée dans certaines figures secondaires. Il fallait qu’elle aussi elle eût son drame spécial comme l’amour avait eu le sien. Il fallait qu’à son tour elle fît agir les principaux personnages ; il fallait qu’elle