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INTRODUCTION.

pensaient, avec du Bellay, que « sans l’imitation des Grecs et des Romains, ils ne pouvaient donner à leur langue l’excellence et lumière des autres plus fameuses. » Aussi tentèrent-ils de substituer à l’idiome vulgaire un jargon nouveau, saturé de mots étrangers, grecs, latins, français, italiens ou espagnols. C’est ce jargon hybride que Shakespeare fait parler, dans Peines d’amour perdues, à ce grotesque don Adriano d’Armado. La reine Élisabeth, qui connaissait presque toutes les langues méridiouales, accueillit la réforme des Euphuistes avec enthousiasme. À son exemple, toute la cour apprit avec avidité une façon de parler qui l’isolait du peuple. Dans une préface qui parut en 1592, en tête des œuvres dramatiques de Lyly, sir Henry Blount disait, en parlant de l’auteur d’Euphues : « C’est à lui que la nation doit une nouvelle langue… Toutes nos ladies ont été ses disciples, et, à la cour, une beauté qui ne pouvait pas parler l’Euphuisme était aussi peu considérée que celle qui, maintenant, ne parle pas le français. » La pléiade anglaise eut son Ronsard en diminutif dans Lyly, son du Bellay dans sir Philipp Sidney, son Jodelle dans Gascoigne. Ce Gascoigne publia dans l’argot nouveau plusieurs ouvrages, entre autres une Jocaste. Cette tragédie, imitation maniérée d’Euripide, devint si vite incompréhensible, qu’au bout de quelques années on fut obligé d’y ajouter un long glossaire pour la faire comprendre au public : tant avait été rapide la réaction opérée par Shakespeare en faveur de la langue nationale !

Mais ce n’était pas seulement aux mots que les nouveaux réformateurs s’en prenaient, c’était à la pensée. Travestir l’expression ne leur suffisait pas ; ils voulaient cloîtrer l’esprit même. À les entendre, l’antiquité avait tout deviné, tout dit, tout prévu. Il ne restait plus aux générations modernes qu’a admirer et à imiter perpétuellement les générations passées. Selon eux, la religion du beau avait