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PEINES D'AMOUR PERDUES.

— Range-toi, mon cher courrier… Boyet, vous savez découper : — ouvrez-moi ce poulet.

Elle passe la lettre à Boyet.
BOYET.

Je suis tenu de vous servir.

Lisant l’adresse.

— Il y a méprise. Cette lettre n’est adressée à personne d’ici : — elle est écrite à Jacquinette.

LA PRINCESSE.

Nous la lirons, je le jure. — Rompez le cou à cette cire, et que chacun prête l’oreille !

BOYET, décachète la lettre et lit.

« Par le ciel, que tu es jolie, c’est infaillible ; que tu es belle, c’est vrai ; et c’est la vérité même que tu es aimable. Ô toi plus jolie que le joli, plus belle que le beau, plus vraie que la vérité même, prends en commisération ton héroïque vassal. Jadis le magnanime et très-illustre roi Cophétua jeta l’œil sur la pernicieuse et indubitable mendiante Zénélophon ; et ce fut lui qui put dire à juste titre veni, vidi, vici ; ce qui anatomisé en langage vulgaire (ô vil et obscur vulgaire !) signifie qu’il vint, vit et vainquit. Il vint, un. Il vit, deux. Il vainquit, trois. Qui vint ? le roi. Pourquoi vint-il ? pour voir. Pourquoi vit-il ? pour vaincre. Vers qui vint-il ? vers la mendiante. Qui vit-il ? la mendiante. Qui vainquit-il ? la mendiante. La conclusion est la victoire. De quel côté ? du côté du roi. La captivité est un enrichissement. De quel côté ? du côté de la mendiante. Une noce est la catastrophe. De quel côté ? du côté du roi ? Non, des deux côtés en un, ou mieux d’un seul côté en deux… Je suis le roi ; car ainsi va de soi la comparaison ; tu es la mendiante ; car ainsi l’atteste ta basse condition. Commanderai-je ton amour ? je le puis. Forcerai-je ton amour ? je le pourrais. Implorerai-je ton amour ? je le veux bien. Contre quoi échangeras-tu tes guenilles ? contre des robes ! tes indignités ? contre des dignités !