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INTRODUCTION.

en tiers avec la Providence. Il veut que nous nous associions au désespoir de ses personnages ; il veut que nous croyions, comme Léonte, à la mort d’Hermione, et nous laisse jusqu’au bout dupes de la supercherie de Pauline. Aussi le dénoûment a-t-il une solennité immense. Alors, l’anxiété du spectateur est à son comble ; et, lorsque la statue, qu’on dirait peinte par Jules Romain, se met en marche, lorsque la pierre se fait chair, lorsque la reine descend de son piédestal, nous croyons assister à quelque évocation magique faite par un pouvoir surnaturel ; et nous éprouvons, devant cette résurrection inattendue, un sentiment indescriptible d’admiration et de surprise.

Ainsi, le caractère tout dramatique du Conte d’hiver ne peut pas être contesté ; et la critique, en persistant à n’y voir qu’une comédie, a été égarée par une erreur traditionnelle. Mais il y avait une autre raison pour que le Conte d’hiver restât longtemps en France à l’état de chef d’œuvre incompris : c’est que, plus que tout autre, cette pièce choquait, par sa composition même, les préventions de l’ancien théâtre français. Dans ce drame, une de ses dernières créations, Shakespeare avait violé toutes les règles, renversé toutes les lois qui ont si longtemps formé le corps du droit littéraire et qui ont trouvé leur Justinien dans Boileau. Là, il n’avait respecté ni l’unité de temps, ni l’unité de lieu, ni l’unité d’action ; il avait blasphémé la très-sainte Trimourti d’Aristote ! Ce n’était pas vingt-quatre heures que Shakespeare avait mises entre son exposition et son dénoûment ; ce n’était pas même trente heures, — Corneille le lui eût permis ; — c’était plusieurs milliers de jours. Dans l’intervalle d’une scène à l’autre, le poëte avait vieilli ses personnages de seize années. En dépit du législateur, il nous avait montré son héros

Imberbe au premier acte, et barbon au dernier.