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est dit que Dieu envoie à une vache maligne des cornes courtes[1]  ; mais à une vache trop maligne, il n’en envoie point.

LÉONATO. — Ainsi, parce que vous êtes trop maligne, Dieu ne vous enverra point de cornes.

BÉATRICE. — Justement, s’il ne m’envoie jamais de mari ; et pour obtenir cette grâce, je le prie à genoux chaque matin et chaque soir. Bon Dieu ! je ne pourrais supporter un mari avec de la barbe au menton ; j’aimerais mieux coucher sur la laine.

LÉONATO. — Vous pourriez tomber sur un mari sans barbe.

BÉATRICE. — Eh ! qu’en pourrais-je faire ? Le vêtir de mes robes et en faire ma femme de chambre ? Celui qui porte barbe n’est plus un enfant ; et celui qui n’en a point est moins qu’un homme. Or celui qui n’est plus un enfant n’est pas mon fait, et je ne suis pas le fait de celui qui est moins qu’un homme. C’est pourquoi je prendrai six sous pour arrhes du conducteur d’ours, et je conduirai ses singes en enfer[2].

LÉONATO. — Quoi donc ? vous iriez donc en enfer ?

BÉATRICE. — Non, seulement jusqu’à la porte ; et là le diable me viendra recevoir avec des cornes au front comme un vieux misérable, et me dira : Allez au ciel, Béatrice, allez au ciel ; il n’y a pas ici de place pour vous autres filles : c’est ainsi que je remets là mes singes et que je vais trouver saint Pierre pour entrer au ciel ; il me montre l’endroit où se tiennent les célibataires, et je mène avec eux joyeuse vie tout le long du jour.

ANTONIO. — Très-bien, ma nièce. – (À Héro.) j’espère que vous vous laisserez guider par votre père.

BÉATRICE. — Oui, sans doute, c’est le devoir de ma cousine de faire la révérence, et de dire : Mon père, comme il vous plaira. Mais, cousine, malgré tout, que le cavalier soit bien tourné ; sans quoi, doublez la révérence et dites : Mon père, comme il vous plaira.

  1. Dat Deus inutili cornua curta bovi.
  2. Un vieux proverbe disait Les vieilles pucelles conduisent les singes en enfer.