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C’étoît pour lui, contre lui-même, un des meilleurs argumens ad hominem qu’il pût jamais recevoir.

Toutes chymères écartées, je ne vois que deux accuſations capitales & très-réelles contre Rouſſeau. L’une concerne ſes enfans, l’autre ſes bienfaiteurs. Je ne prétends accuſer ni excuſer Rouſſeau ſur aucun de ces chefs ; je dis ſeulement qu’il a été attaqué ſans calomnie & ſans emportement, choſe fort-rare à l’égard des autres gens de lettres.

Rouſſeau avoue lui-même avoir abandonné ſes enfans, en ſupprimant tous les indices, en effaçant toutes les traces qui pouvoient les ramener à leur père,[1] de ſorte qu’en les laiſſant vivre pour les autres, on peut dire qu’il les tua pour lui-même. Sur

  1. Il y a près de 15 ans que j’ai entendu la lecture d’un manuſcrit confié par Rouſſeau à l’un des plus honnêtes hommes de France. Il ne lui avoit impoſé d’autre condition que de le lire lui-même aux autres, ſans jamais s’en déſaiſir : auſſi n’a-t-il point été imprimé, & vraiſemblablement ne le ſera jamais. Cet ouvrage étoit digne en tout de ſon auteur, par ſon éloquence & ſa bizarrerie ; mais ce qu’il contenoit de plus ſingulîer, étoit l’aveu formel, fait par Rouſſeau même, d’avoir abandonné ſes enfans en s’ôtant tout moyen de les retrouver. Il eſt vrai que ſon apologie pour cette action me parut admirable : on connoît le talent miraculeux de Rouſſeau de reſſuſciter la cauſe la plus morte ; mais je me ſouviens bien auſſi qu’en écoutant cet écrit, en l’admirant, mon cœur lui répondoit à chaque phraſe : Tu as beau me convaincre, tu ne me perſuaderas jamais, & je ne ſerois pas étonné que, ſur un fait pareil, un père tendre convînt qu’en effet Rouſſeau eſt un autre, comme il le dit.