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les autres, de la meilleure foi du monde. Je croîs encore que Thévenin même étoit ſincère : rien en effet, de plus naturel qu’un fripon, pour eſcroquer quelque argent, eût trouvé plaiſant d’emprunter le nom célèbre de Jean-Jacques Rouſſeau. J’ai même de fortes raiſons de croire qu’un filou[1] de par le monde s’eſt aviſé de cet expédient. Mais l’imagination de Rouſſeau ne s’arrêta point à ces idées ſimples ; & toujours ajuſtant chaque évènement comme un nouveau membre à ſa chymère, Thévenin fut une autre preuve manifeſte à ſes yeux du complot formé contre lui de Paris à Genève, de Paris à Londres, de Paris à Grenoble, pour le diffamer ſans reſſource. Dans ſa lettre à M. le Comte de T***, Commandant de la province, il déclare poſitivement qu’il regarde Thévenin comme un impoſteur apoſtê. Il ſe plaint en même tems que toutes ſes lettres ſont interceptées ;

  1. Un homme de ma connoiſſance m’a raconté qu’arrivant à l’auberge dans une petite ville du Dauphiné, il apprit comme une grande nouvelle, que, le matin même, on avoit ſurpris J. J. Rouſſeau volant au cabaret le porte-manteau d’un voyageur, & qu’enfin ce philoſophe étoit actuellement en priſon. On juge bien qu’il n’en crut rien & prévit la mépriſe ; mais il voulut éclaircir le fait ; rien n’étoit plus facile : car il avoit enviſagé plus d’une fois le vrai J. J. à Grenoble. Il va à la priſon, il étoit connu, &, ſur ſa demande, le geolier lui montra ſon nouvel hôte ; il ne fut pas étonné, mais il rit beaucoup en trouvant un gros & large coquin à la place du frêle citoyen de Genève. Au reſte, ces petits accidens ſont les inconvéniens & les preuves de la gloire. Céſar étoit un fort-grand homme ; & c’eſt préciſément pour cela que tous les jours nous prenons ſon nom, même pour nos chiens.