Page:Scudéry - Artamène ou le Grand Cyrus, troisième partie, 1654.djvu/233

Cette page n’a pas encore été corrigée

de toutes les douleurs que j’ay ſouffertes depuis ce temps là, & de toutes celles que je ſouffriray encore à l’avenir. Il me ſembla que tout l’Univers changeoit de face : je ne voyois plus rien comme j’avois accouſtumé de le voir : ou pour mieux dire, je ne voyois plus que Leontine morte, ou mourante. Lors que l’on m’eut arraché par force d’aupres de ce beau Corps, ſon image me ſuivoit en tous lieux ; & tout éveillé que j’eſtois, elle m’aparoiſſoit en cent manieres differentes. Son Tombeau me fut plus ſacré que nos Temples : ſon beau Nom preſques auſſi ſaint que celuy de nos Dieux ; & ma douleur me devint ſi chere, que je haïſſois tous ceux qui vouloient entreprendre de me conſoler. Quoy que la veuë des lieux où je l’avois entretenuë autreſfois augmentaſt mon deſplaisir, je les viſitois pourtant tres ſouvent : toutes les perſonnes qu’elle avoit tendrement aimées, eſtoient les ſeules que je pouvois endurer ; car excepté celles là, quand j’euſſe eſté ſeul en tout l’Univers, je n’euſſe pas eſté plus ſolitaire. Enfin quiconque n’a pas éprouvé ce que c’eſt que de voir mourir ce que l’on aime, ne connoiſt ſans doute point du tout la ſupréme infortune. J’avoüe que l’abſence eſt un grand mal : mais quelle abſence peut entrer en comparaiſon avec cette terrible abſence qui n’a jamais de retour ? & qui met la perſonne aimée en des lieux de tenebres & d’obſcurité, que l’eſprit humain ne peut penetrer : en des triſtes lieux d’où l’on ne peut jamais recevoir aucunes nouvelles : & qui pour tout dire en peu de paroles, fait que la Perſonne aimée n’eſt plus en l’eſtre des choſes. En verité c’eſt un ſentiment ſi eſtrange que celuy que j’ay, toutes les fois que je penſe que