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qu’elle avait aimé. Elle regardait sans comprendre, sachant seulement que cet homme était noir de vilenie. Si elle avait autrefois été désinnocentée par ses amies, elle avait maintenant tout oublié. La vie de calme et de dévouement qu’elle avait menée fermait le passé comme un écran. Mais elle voyait bien que ce malade rageur, ce Julot l’Oreille-Mangée qu’elle reconnaissait, terrifiée, l’avait aimée. Bien qu’elle ne dût pas, elle voyait qu’il l’aimait encore. Elle sentait la morsure de son cœur, depuis si longtemps guérie, se rouvrir.

Puis l’homme se remit à râler. La petite sœur resta près du lit, tandis que l’infirmier collait au mourant vingt-cinq ventouses dans le dos et un vésicatoire à la nuque. L’aumônier l’administra sans qu’il en eût conscience. Vers le matin, sœur Angèle était blanche de fatigue. Julot l’Oreille-Mangée sortit ses bras et les agita en croix, criant faiblement : « J’ai peur ! j’ai peur ! » Parmi ses cris, le râle continuait toujours. Il mourut à midi. Dans la petite chambre où on l’avait porté, tandis qu’il hoquetait encore, sœur Angèle l’avait suivi et lui ferma les yeux elle-même, les yeux rouges.

Elle obtint des infirmiers qu’on ne charcuterait pas son corps. Peut-être eût-elle pris plaisir, autrefois, malgré sa douceur, à ce qu’on le coupât par petits morceaux. Et l’après-midi, dans le jardin de l’hôpital, sous le cercle d’arbres, les mêmes hommes mornes, vêtus de leurs capotes couleur fer et coiffés de leurs calots