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déloger les Allemands, nous entendit appeler dans le fossé ; et on nous aida jusqu’à la maison des deux hommes que j’avais tirés d’affaire. C’est là que l’on m’a couché ; là que j’ai eu la fièvre si fort que je déraisonnais ; c’est là qu’un chirurgien-major m’a coupé mon pauvre bras droit ; mais c’est là aussi, Jacquette, que tu m’as regardé avec ton sourire que tu as toujours — et c’est là que nous nous sommes promis… Je me rappelle que le sergent me regardait, en clignotant des yeux et en disant : « Mauvais soldat — brave garçon tout de même ! » et que toi, Jacquette, tu m’embrassais ma main gauche, pour avoir sauvé ton père et ton frère.

Et ce qu’il me reste à raconter pour Milo n’est plus grand’chose. Nous nous sommes promis là-bas, dans le pays de Beauce, et nous avons été mariés à Port-Navalo. Tu m’as pris parce que ça t’avait mouillé le cœur que je sauve tes parents en y perdant un bras ; et moi je t’aimais parce que tu étais blanche, douce et bonne. Maintenant, nous sommes heureux dans notre trou sur la côte, avec Milo et la petite Marianne, parmi la bonne odeur des épices et l’embrun qui fleure la mer ; et si nous nous sentons contents, l’hiver, quand le vent d’ouest souffle par-dessus les roches sauvages d’Houat jusqu’aux fenêtres bourrelées de chez nous, — c’est bien vrai qu’il ne faut pas en avoir honte, comme tu dis, Jacquette ; car nous avons peiné pour l’être.