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de l’âtre. Sa chemise de toile bouffait entre les lacets de son corsage. Les pas la réveillèrent, et elle se releva en essuyant les larmes qui lui bouchaient les yeux.

« Je n’ai plus rien, dit-elle en s’avançant ; ils ont tout emporté. Mon père et mon frère avaient un fusil dans le grenier ; ils les ont attachés et emmenés. J’ai pleuré et crié ; à quoi bon ? Je sais qu’on va les fusiller ; on les a conduits au bourg. Quand ils reviendront, je prendrai l’autre fusil qui est caché sous la huche et j’en canarderai un. Ils me tueront aussi ; je n’ai plus rien à faire sur terre ; j’ai tout perdu.

— Allons, dit le sergent, ne te désole pas, la fille. On va rallumer le feu et tâcher moyen de tout arranger. »

Mais quand nous eûmes mangé la soupe (c’était un morceau de lard salé), nous vîmes bien qu’il n’y avait rien à faire. Les Prussiens étaient au village, et il y avait des francs-tireurs dans la campagne. — La fille s’était jetée par terre, entre la huche et le mur ; elle pleurait à fendre l’âme.

Toute la mariénée, toute la ressiée, une petite pluie fine tomba contre les carreaux. Après avoir graissé mon fusil, je m’étais assis dans un coin et je réfléchissais. Les camarades étaient couchés en rond devant la cheminée ; le sergent sifflait contre la fenêtre et regardait la campagne. J’allai tout doucement jusqu’à la huche ; la fille pleurait toujours.

« Avez-vous une lanterne, lui dis-je à l’oreille ? »

Elle me regarda avec des yeux éteints, et me dit : « Dans la huche, à droite. »