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Breton. Et moi-même, souvent, je pense aux pauvres trimardeurs de grand chemin.

— Et quoi ! Matthô, crie Jacquette en déposant le bas qu’elle tricotait, tu n’es pas fou pour rêver des choses pareilles ! Qui mieux que toi a mérité de vivre tranquille, avec sa femme et ses enfants, et du pain sur la planche pour les sept jours de la semaine ? Est-ce que nous avons tort, puisque nous avons les moyens, de manger à notre faim ? S’il y a un morceau de petit-salé dans nos pommes de terre, c’est que nous pouvons le couper après la pièce qui pend là-bas ; nous ne demandons pas aux autres les œufs que pondent nos poules, et Milo est culotté tous les jours que Dieu fait. Jésus ! il les troue, ses culottes ; mais nous avons des aiguilles et du fil, et des doigts pour raccommoder. Seulement, d’un côté, tu as raison. Personne au monde ne sait ce que tu as fait, que moi ; et il faut que Milo apprenne que les alouettes ne vous tombent pas toutes rôties dans le bec, que tu as sué et peiné pour être heureux, mon chéri, et que tu y as laissé un bras, mon brave. Il faut que Milo puisse toujours se souvenir que son père a travaillé dur — et qu’autrement il ne mangerait pas du fricot trois fois la semaine et qu’il n’aurait pas un cochon au saloir. La bourgeoisie est un mal, vois-tu, Matthô, quand on ne l’a pas méritée ; mais quand on a donné un peu de sa vie pour gagner son chez soi, personne n’a rien à vous dire. Et m’est avis, Matthô, que tu as mis ta vie en péril, et que tu as échappé au danger de mort,