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peu tatillon pour cela ; je regarde bien aussi à la maison de ville pour voir si le secrétaire de M. le maire inscrit exactement, quand je donne mon avis. Si les gens du pays m’ont envoyé au conseil, je ne veux point les tromper sur leurs affaires ; je ne veux point non plus tromper mon gars, quand il lira ceci plus tard, après ses années d’école, mon petit gars qui me regarde, le derrière dans mon écopette, en suçant son pouce.

Pourquoi je raconte mon histoire, c’est une idée qui m’est venue ainsi que je vais dire. Les camarades prétendent qu’un bourgeois est à l’aise sans avoir travaillé, qu’il mange censément le pain que lui font les autres, qu’il est né coiffé pour licher pleine gamelle, tandis que ceux qui peinent râclent les pots vides. La journée finie, quand je me couche dans mon bahut, sur un bon matelas bourré de varech qui sent fort, et que je regarde à la chandelle ma boutique, je me demande quelquefois pourquoi je suis heureux, cossu, bien au chaud avec ma bonne petite femme, un beau garçon qui tire sur ses cinq ans et une jeune demoiselle qui prend des airs pour dix, bien qu’elle n’en ait que deux, — tandis qu’il y a de pauvres chemineaux qui battent la route à grands coups de semelle et dorment au frais avec un oreiller de souliers ferrés. Ça me tient bien fort, ces idées-là, avant de souffler ma chandelle (nous avons bien des bougies — mais ma femme les garde pour les pratiques). Il y a comme un judas entre la chambre