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Je ne me tins pas de sourire. « Eh quoi, dis-je, un agneau garde-française ?

— Vous vous moquez, monsieur, reprit la jolie ravaudeuse, en s’essuyant les yeux avec un mouchoir fin ; mais La Tulipe est bon chanteur, ses camarades l’emmènent au cabaret, et je supporte, hélas ! les leçons qu’on lui donne. »

J’entrepris de consoler Fanchon. Je lui représentai son imprudence ; car il n’était pas douteux que son amant ne cédât à l’entraînement. Les autres soldats l’emmèneraient chez quelque catin, et Fanchonnette paierait la dépense. Elle rougissait et pâlissait tout à tour, voyant que je parlais sérieusement. À la tombée de la nuit, la jolie ravaudeuse quittait son baquet avec deux larmes dans les yeux. Quant à La Tulipe, elle ne le prévint pas de sa trahison. Eut-elle dès lors quelque arrière-pensée ? Tout cela était-il concerté ? Fus-je la dupe d’une cruelle comédie ? Je le croirais… et cependant…

Pendant deux ans, ce fut Fanchon-la-Poupée. J’avais pris un nom d’odeur républicaine ; mes précautions étaient infinies ; mes fermiers payaient à des hommes de paille qui me donnaient du « citoyen. » Toute ma famille avait passé la frontière ; on me pressait de partir. Je restais pour Fanchon-la-Poupée. Nous menions joyeuse vie, tout en nous tutoyant. Il y avait de belles fêtes et des bals étincelants. La machine de Guillotin faisait rage, mais j’avais le cœur plein d’un oubli radieux. Mes amis de plaisir