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elle aurait pu, mieux qu’une autre, figurer avec distinction à l’Opéra, au ballet ; on eût causé d’elle au café de la Régence. Elle préféra mener une vie obscure pour perdre ceux qu’elle aimait.

Certes, j’ai cru assez longtemps être l’homme de qualité qui occupait ses idées. J’avais la taille agréable, d’assez beaux yeux, un sourire perfide ; ma jambe était bien faite — et n’est-ce pas ce qui séduit une ravaudeuse ? Mon amour tint aux mailles de mon bas de soie, à un baquet rencontré dans la rue Saint-Antoine, à un refrain gaiement roucoulé :

                                  Dans les Gardes-Françaises,
                                  J’avais un amoureux…

« Vraiment ? dis-je : c’est un bel uniforme.

— Ah ! monsieur, repartit la jolie ravaudeuse, j’en raffole… Ne croyez pas que j’aie un greluchon… Dieu merci ! La Tulipe ne mange pas de ce pain-là... Monsieur, vous avez une maille rompue à la jambe.

— De grâce, repris-je, permettrais-je qu’une si jolie main…

— Monsieur, dit la ravaudeuse en levant son aiguille, je ne suis qu’une fille du commun. » Et elle rougit. Tandis qu’elle reprenait la trame, et que sa main fort légère frôlait mon mollet, je lui fis conter ses amours. Je lui dis qu’il était inconcevable qu’une beauté aussi frappante n’eût trouvé des adorateurs ; que le garde-française La Tulipe pouvait