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Il me dit : « Monsieur, vous ne savez pas à quoi vous vous exposez. Les deux incisives de votre mâchoire supérieure sont déjà piquées par une carie dentaire et vous êtes menacé d’une gingivite alvéolo-infectieuse. »

Je le regardai d’un air incrédule : il ponctua ses paroles de la main.

Je voulus rire ; il scanda — gin-gi-vi-te al-vé-o-lo-in-fec-ti-eu-se.

Je demandai : « Comment dites-vous cela ? Gingembre alcali volatil ? »

Cet être saugrenu répéta le même baragouin.

Là-dessus, il me salua d’un air ironique et parut s’éloigner.

Nous avons toujours possédé d’excellentes dents de père en fils. J’ai un oncle maternel à Chicago. En 1870, la compagnie où servait mon père assista à la bataille de Sedan. Il n’y eut qu’une blessure, et ce fut lui qui la reçut. Il mordit si heureusement une balle qui lui avait traversé la joue droite qu’il l’empêcha de trouer sa joue gauche et se la fit monter au cerveau par le voile du palais. Le chirurgien qui constata son décès dit qu’il aurait pu avoir les dents brisées de la manière la plus désastreuse.

Néanmoins, une sueur froide couvrit mon front et je tremblai pour mon appareil dentaire. Je retins l’inconnu par la manche. Il me considéra triomphalement, et dit : « Je reçois de deux à quatre, 12, rue Taitbout. »