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Cette même propriété des concepts, qui les rend semblables aux pierres d’une mosaïque, et en vertu de laquelle l’intuition reste toujours leur asymptote, les empêche aussi de rien produire de bon dans l’ordre de l’art. Si un chanteur ou un virtuose voulait régler son exécution par la réflexion, c’en serait fait de lui. Il en est de même pour le compositeur, le peintre, le poète. Le concept est toujours stérile pour l’art ; il peut tout au plus en régler la technique : son domaine, c’est la science. Dans notre troisième livre, nous approfondirons cette question, et nous ferons voir comment l’art proprement dit procède de la connaissance intuitive, et jamais du concept. Au point de vue de la conduite et du charme des manières, le concept n’a encore qu’une valeur négative ; il peut réprimer les sorties grossières de l’égoïsme et de la bestialité ; la courtoisie est son heureux ouvrage ; mais tout ce qui attire, tout ce qui plaît, tout ce qui séduit dans l’extérieur et les façons, l’aimable et l’amical, ne peut pas procéder du concept, au contraire.

« Dès que l’intention se laisse voir, elle déplaît. »

Toute dissimulation est l’œuvre de la réflexion ; mais elle ne peut pas durer : « nemo potest personam diu ferre fictam, » dit Sénèque, dans son traité De la clémence : la plupart du temps, elle se trahit, et elle manque son but. Dans la grande concurrence vitale, où il faut se décider vite, agir avec audace, saisir promptement et fortement, la raison pure est nécessaire sans doute, mais elle peut tout gâter, si elle arrive à obtenir la haute main, c’est-à-dire si elle arrête l’action intuitive, spontanée de l’entendement, qui nous ferait trouver et prendre immédiatement le bon parti, et si elle amène ainsi l’indécision.

Enfin la vertu et la sainteté ne dérivent pas non plus de la réflexion, mais des profondeurs mêmes de la volonté et de ses rapports avec la connaissance. Nous éclaircirons ailleurs cette question : je veux seulement faire remarquer ici que les dogmes qui ont rapport à la morale peuvent être les mêmes dans la raison de toutes les nations, mais que l’action diffère en chacune, et vice versa. L’action, comme la parole, obéit au sentiment : ce qui veut dire qu’elle n’est pas réglée par des concepts, en ce qui concerne son contenu moral. Les dogmes occupent la raison paresseuse ; et l’ac-

    bouche et dans la partie inférieure du visage que se trahissent et le caractère et les manifestations du vouloir. — Le front et l’œil s’expliquent l’un l’autre ; on ne comprend pas l’un sans avoir vu l’autre. — Le génie ne va pas sans un front haut, large et noblement bombé ; mais la réciproque est souvent fausse — D’une physionomie enjouée, on peut conclure à une nature spirituelle, avec d’autant plus de certitude que le visage est plus laid ; de même, d’une physionomie sotte, on pourra conclure d’autant plus sûrement à la sottise, que le visage est plus beau, parce que la beauté, en tant qu’elle est conforme au type humain, porte déjà en soi une expression de clarté intellectuelle ; c’est le contraire pour la laideur.