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tifiante. C’est ce qui explique pourquoi un grand malheur, une profonde souffrance ne va jamais sans un certain respect. Nous respectons profondément celui qui souffre, lorsque, ne voyant dans sa vie qu’une longue chaîne de douleurs, ou déplorant un mal profond et incurable, il envisage non pas seulement la suite des circonstances qui ont fait de sa vie un tissu de misères, ou le malheur immense et unique qui vient de le frapper, — car jusque-là sa connaissance est encore soumise au principe de raison et s’attache au phénomène particulier ; il veut toujours la vie, mais dans des conditions différentes ; — il faut encore que son regard s’élève du particulier au général, qu’il considère sa propre douleur comme un exemple de la douleur universelle : alors il atteint à la perfection morale, et pour lui un cas unique représente des milliers de cas, la vie du monde ne lui apparaît plus que comme la douleur du monde, et il se résigne. Voilà pourquoi, dans le Torquato Tasso de Gœthe, le personnage de la princesse éveille le respect ; en racontant les malheurs de sa triste vie et ceux des siens, elle n’y voit que l’image de la souffrance de tous.

Nous ne nous représentons jamais un très noble caractère sans une certaine tristesse silencieuse. Elle ne vient pas d’une humeur rendue chagrine par les contrariétés journalières (il n’y aurait plus là aucune noblesse, mais plutôt un méchant caractère) ; elle procède de la conscience désintéressée de la vanité de tous les biens, et du néant de toutes les douleurs. Cependant cette conscience peut s’éveiller au contact de l’expérience personnelle, pourvu qu’elle soit très douloureuse ; ainsi Pétrarque a été amené pour le reste de ses jours à cette tristesse résignée, parce qu’un seul de ses désirs n’a pas été satisfait ; c’est cette tristesse qui nous émeut si profondément dans ses œuvres : la Daphné qu’il poursuivait a dû s’évanouir entre ses bras, pour lui laisser, au lieu d’elle, l’immortelle couronne. Lorsqu’un destin irrévocable refuse à l’homme la satisfaction de quelque grand désir, la volonté se brise, elle est incapable de vouloir autre chose, et le caractère devient doux, triste, noble, résigné. Lorsque enfin l’affliction n’a plus d’objet déterminé, quand elle s’étend à la vie tout entière, alors elle devient un retour sur soi-même, une retraite, une disparition lente du Vouloir, dont elle mine sourdement mais profondément la visibilité même, je veux dire le corps : l’homme se sent délivré de ses liens, il a comme un avant-goût voluptueux de cette mort, qui s’annonce ainsi qu’un affranchissement du corps et de la volonté. C’est pour cela qu’une joie secrète accompagne cette affliction : le plus mélancolique de tous les peuples n’entend pas autre chose, je crois, par l’expression « the joy of grief » (la jouissance du chagrin). Cependant c’est là qu’est l’écueil de la sensibilité, aussi bien dans la vie que dans le