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toutes les histoires de conversion, comme celle de Raimond Lulle, qui, après avoir longtemps poursuivi une belle, en obtint un jour un rendez-vous ; comme il touchait au comble de ses vœux, celle-ci défit son corsage et découvrit un horrible cancer qui lui rongeait le sein. Aussitôt, comme s’il eût aperçu l’enfer, il se convertit, quitta la cour du roi de Majorque et se retira dans la solitude pour y faire pénitence. L’histoire de la conversion de l’abbé de Rancé est toute semblable à celle-ci ; je l’ai racontée, à grands traits, dans mes Suppléments, au chapitre XLVIII. Si nous songeons que tous deux se sont convertis, pour être passés brusquement de ce qu’il y a de plus charmant au monde à ce qu’il y a de plus horrible, nous trouverons là l’explication de ce fait surprenant, que la nation la plus mondaine, la plus gaie, la plus sensuelle, la plus légère de l’Europe, la France, a produit l’ordre monacal le plus sévère de tous, celui des trappistes. Restauré par de Rancé, il s’est maintenu jusqu’à nos jours, dans toute la pureté et dans toute la rigueur de sa règle, en dépit des révolutions, des réformes de l’Église et de l’incrédulité croissante.

Cette notion de la vanité de l’existence peut cependant disparaître avec les circonstances qui l’ont produite, le vouloir-vivre peut s’affirmer de nouveau, et le caractère d’autrefois réapparaître. Ainsi le malheureux Benvenuto Cellini, qui se convertit deux fois de cette façon, d’abord en prison et ensuite au cours d’une cruelle maladie, retomba dans ses anciens errements, une fois que la souffrance eut disparu. En général, la négation du vouloir-vivre ne sort pas de la douleur avec la nécessité d’un effet sorti d’une cause, mais la Volonté reste libre. C’est là l’unique point où sa liberté se manifeste immédiatement. De là l’étonnement que Mathias Claudius exprime si fortement au sujet de « la conversion transcendantale ». A chaque souffrance on peut opposer une volonté supérieure en énergie et par conséquent indomptable. Platon raconte, par exemple, dans le Phédon, qu’on a vu des condamnés attendre le supplice dans des festins et dans la débauche, et affirmer ainsi jusque dans la mort leur volonté de vivre. Shakespeare nous montre dans la personne du cardinal de Beaufort la fin terrible d’un scélérat qui meurt en désespéré, car ni la souffrance ni la mort n’ont pu briser la malice profonde de son vouloir obstiné.

D’autant plus puissante est la volonté, d’autant plus éclatante est la manifestation de sa lutte avec elle-même, et par conséquent d’autant plus grande est la douleur. Un monde qui serait la manifestation d’un vouloir infiniment plus violent que le nôtre, entraînerait infiniment plus de souffrances. Ce serait l’enfer réalisé.

Toute douleur, en tant qu’elle est une mortification et un acheminement à la résignation, possède en puissance une vertu sanc-